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Blockchain et titres financiers : décret minimaliste pour réforme ambitieuse

Tech&droit - Blockchain
Affaires - Immatériel
28/12/2018
Moderniser la pratique de la transmission de titres financiers, ouvrir de nouvelles opportunités de financements, notamment aux PME et ETI, et développer une industrie prometteuse semblent être les objectifs du décret du 24 décembre 2018, relatif à l'utilisation d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé pour la représentation et la transmission de titres financiers et pour l'émission et la cession de minibons. Pourtant, en contournant les questions de vocabulaire et les solutions techniques, ce décret laisse le cœur de la question de la sécurisation numérique d’actes juridiques aux entrepreneurs et techniciens chargés de son application. Les explications de Xavier Lavayssière, cofondateur de l’ECAN et de la Smart Contract Academy.
Tandis que l'Assemblée nationale s’intéresse au sort des offres publiques de jetons (Initial coin offering (ICO) ; v. notamment, PACTE et ICO : l’article 26 est voté !, Actualités du droit, 1er oct. 2018) et à la fiscalité des cryptoactifs (TA AN n° 213, 2018-2019, art. 41 ; le Conseil constitutionnel a été saisi le 21 décembre 2018 de ce texte), le pouvoir réglementaire a travaillé au cours de ces dernières années à une révolution des supports des titres financiers au moyen de ces technologies dites « blockchain ».
 
Le très attendu décret du 24 décembre 2018 vient, ainsi, préciser les conditions d'application de deux ordonnances : l’ordonnance n° 2016-520 du 28 avril 2016 et l’ordonnance n° 2017-1674 du 8 décembre 2017. La première permet l’utilisation d’un « dispositif électronique d'enregistrement partagé » pour l'émission et la cession de minibons (C. mon. et fin., art. L. 223-1 à L. 223-12). La seconde permet d'utiliser ce même type de dispositif pour la représentation et la transmission de titres financiers. Ces deux ordonnances ont des portées différentes.
 
Brefs rappels sur ce que permettent concrètement ces ordonnances
Les minibons sont des bons de caisses, qui peuvent être émis sur des montants inférieurs à 2,5 millions d'euros. Leur objectif premier est de faciliter l'accès aux PME-PMI à ce type de financement, notamment via des plateformes de financement participatif. L'inscription électronique n'est que complémentaire de l'opération d'émission. Cette transcription comporte les caractéristiques notables suivantes :
  • les minibons sont nominatifs, leur inscription sur un registre électronique est donc authentifiée ; La simple signature d’une transaction sur une blockchain publique ne saurait donc suffire ;
  •  l'inscription d'une cession dans le dispositif électronique constitue un contrat écrit ; c'est à notre connaissance le cas le plus clair d'une reconnaissance légale de la valeur contractuelle d'un smart contract.
La seconde ordonnance opère un changement plus téméraire encore. En modifiant le Code monétaire et financier, elle permet que les titres financiers (qui ne sont pas admis aux opérations d'un dépositaire central ni livrés dans un système de règlement et de livraison d'instruments financiers), puissent être inscrits dans un dispositif électronique d’enregistrement partagé. Comme le souligne le rapport de l’ordonnance de 2017, « sur le fond, l'ordonnance permet de conférer à l'inscription d'une émission ou d'une cession de titres financiers dans une « blockchain » les mêmes effets que l'inscription en compte de titres financiers. Elle ne crée pas d'obligation nouvelle, ni n'allège les garanties existantes relatives à la représentation et à la transmission des titres concernés » (Rapp. au président de la République relatif à l'ordonnance n° 2017-1674 du 8 décembre 2017 relative à l'utilisation d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé pour la représentation et la transmission de titres financiers, JO 9 déc.). 
 
En pratique, cela permet par exemple de tenir le registre des actions de sociétés par actions non cotées au moyen d’un tel dispositif. L’idée est d’offrir une plus grande transparence et des facilités pratiques, tout en conservant contre la falsification des garanties proches du registre sous forme papier. Par son étendue, sa vitesse relative d’adoption et son potentiel de transformation du marché, cette ordonnance marque une volonté politique claire.
 
On notera que l'expression retenue pour ces ordonnances, « dispositif électronique d'enregistrement partagé », évite le terme tout aussi imprécis de « blockchain » pour ouvrir à des technologies proches ou futures, non sans ambiguïtés supplémentaires. On retrouve la même approche au Luxembourg, qui évoque les « dispositifs d'enregistrement électroniques sécurisés, y compris de registres ou bases de données électroniques distribués » (v. Mathis B., La blockchain pour la circulation des titres : comparaison des régimes français et luxembourgeois, Actualités du droit, 23 oct. 2018).
 
La portée limitée de ce décret
Le processus d'adoption de ce décret d’application du 24 décembre 2018 est remarquable. L'article 8 de l’ordonnance n° 2017-1674 du 8 décembre 2017 prévoyait une entrée en vigueur différée à la date de la publication du décret d'application et ce, au plus tard, le 1er juillet 2018. C’est finalement cinq mois après la date butoir qu’est intervenue la publication de ce décret, notamment du fait de son examen par la Commission européenne conformément à la directive (UE) 2015/1535 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015 prévoyant une procédure d'information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l'information.
 
L’approche affichée vise à faciliter l’adoption de technologies de type « blockchain » en matière financière et ce, en se bornant à fixer des garanties minimales qui, le cas échéant, « pourront être renforcées par les acteurs eux-mêmes ou par les superviseurs, si les contraintes spécifiques à certains marchés le justifient (par exemple s’agissant des parts de fonds, marché supervisé par l’Autorité des marchés financiers) » (Notification à la Commission européenne, 17 juill. 2018).
 
Il résulte de cette approche que ce décret apporte des précisions limitées.
 
Sécurité du dispositif. – L’objectif premier du décret était de définir les conditions de sécurité dans lesquelles le DEEP doit être tenu. Sur ce plan, l’article R. 211-9-7 dispose que le dispositif « est conçu et mis en œuvre de façon à garantir l'enregistrement et l'intégrité des inscriptions » et les inscriptions « réalisées dans ce dispositif d'enregistrement font l'objet d'un plan de continuité d'activité actualisé comprenant notamment un dispositif externe de conservation périodique des données ». En informatique, garantir l’intégrité des données consiste précisément à garantir leur inaltérabilité et prévenir leur destruction volontaire ou accidentelle. Pléthore de solutions, dont la réplication des données et les mécanismes de hachage peuvent concourir à cet objectif. Ce qui est généralement désigné par « blockchain » est de fait une combinaison de ces outils. En demandant d’utiliser un tel dispositif, de garantir l’intégrité des inscriptions et aussi d’assurer une sauvegarde périodique, on comprend que le pouvoir réglementaire veut redoubler les garanties.
 
Identification et authentification. – Les ordonnances précitées font référence à un dispositif authentifié pour enregistrer les titres et leurs mouvements. L'article 2 de l’ordonnance du 8 décembre 2017 renvoie notamment à un décret en conseil d’État pour s'assurer qu’il s’agisse de dispositifs « présentant des garanties, notamment en matière d'authentification, au moins équivalentes à celles présentées par une inscription en compte-titres ». Pour autant, le décret se contente sur ce point de rappeler la définition de l'authentification: le dispositif doit « permettre, directement ou indirectement, d'identifier les propriétaires des titres, la nature et le nombre de titres détenus ».
 
Accès et publicité. – Il existe aujourd’hui un panel large d’architectures et technologies garantissant la transparence ou l’opacité des transactions. Le décret définit sur ces points principalement deux obligations. D’une part, une obligation de résultat auprès du propriétaire des titres qui doit « disposer de relevés des opérations qui lui sont propres ». D’autre part, une obligation de moyen auprès de tiers « lorsque la tenue des comptes-titres ou l'inscription de titres dans un dispositif d'enregistrement électronique partagé incombe à l'émetteur et que ce dernier désigne un mandataire à cet effet » sous la forme, dans ce cas, d’une publication au Bulletin des annonces légales obligatoires.
 
Nantissement. – Le décret précise également, les conditions d'application de l'article L. 211-20 du Code monétaire et financier s'agissant du nantissement de ces instruments financiers. La notion du « gestionnaire du procédé informatique d'identification » vient simplement se substituer à la notion de teneur de compte dans le cas où les titres sont représentés dans un dispositif électronique d’enregistrement partagé. Ce qu’il faut également retenir, c’est qu’il n’est pas possible, lorsque que les titres financiers sont inscrits sur un dispositif d'enregistrement électronique partagé, de nantir une universalité de titres. Ce qui limite d’autant l’intérêt de ce type de nantissement.
 
Ce texte apporte la dernière pierre d’une expérimentation ambitieuse qui vient ainsi ouvrir le marché des titres financiers sous forme électronique en France. Pour autant, la lettre comme les mesures témoignent d’une approche prudente qui contourne les difficultés techniques et de vocabulaire et demandera donc des ajustements des acteurs et de la réglementation. À ce titre, l’approche du Liechtenstein (Ministerium für Präsidiales und Finanzen, Vernehmlassungsbericht der regierung betreffend die schaffung eines gesetzes über auf vertrauenswürdigen technologien (vt) beruhende transaktionssysteme (blockchain-gesetz; vt-gesetz; vtg) und die abänderung weiterer gesetze, 16 nov. 2018), qui prend en compte l’ensemble de la filière des fournisseurs de « technologies de confiance », présente une perspective complémentaire.
 
Le décret est entré en vigueur le 27 décembre 2018.
Source : Actualités du droit